Andromaque: TAP (2ème set)

Premier Jour : lundi 15 novembre

Montage, je passe au TAP, studio B, Eric dirige l’équipe. Premières gamelles, pendrillonage à l’italienne, Borght s’acharne sur l’accrochage du VP à la verticale du plateau. Fred, qui travaille l’installation vidéo avec lui me dit qu’il est chef opérateur. Il travaille à Angoulême avec Mariana Otero. Cela me rassure que de temps en temps, le cinéma et le plateau se rencontrent. A l’invitation de Barbara, Claire est passée voir les modules. Elle est enchantée, réagit comme une danseuse, se glisse à l’intérieur, ressurgit avec aisance.

 

Deuxième jour : mardi 16 novembre

Arrivée d’Esther. Son train a une heure de retard. Nous courons pour rencontrer le groupe témoins. Le studio B n’est pas très grand, j’espère qu’on va pouvoir y mettre tout le monde.

Test des micros. Le soir, j’enregistre la voix off. C’est la première fois que j’enregistre ma propre voix. Le casque sur les oreilles, je n’entends que ma respiration, trop forte. Cela me déconcentre. Je m’aperçois à quel point, moi qui demande aux comédiens un rythme si précis dans la diction, j’ai d’horribles difficultés à l’appliquer.

 

Troisième jour : mercredi 17 novembre

Il fait gris. Les feuilles sont presque toutes tombées. Barbara a disposé les modules sur le plateau. Arrivée des comédiens. Tout le monde est content de se retrouver.

Lecture à la table. Remise en bouche du texte. Baptiste surveille la diction. Echauffement, premiers essais avec les modules qui peuvent servir de bancs, de tables, d’appuis et de soutiens divers, avec lesquels on peut construire comme s’il s’agissait d’un jeu de Lego. Huit comédiens, un texte de Racine, marquer les fameuses diérèses, vérifier le nombre de pieds sans souligner la rime, tout cela dans un travail de corps. Je me répète de ne pas m’affoler, on va y arriver.

On tente le prélude avec la voix off. C’est bien ce que je redoutais, ce off est trop long et semble soudain anecdotique.

On recommence sans le off. Suggérer cette année d’attente, où Hermione et Andromaque ont espéré, l’une d’être épousée par Pyrrhus, l’autre d’en être délivrée. Attente également de Pyrrhus.

Oreste déboule, début du compte à rebours.

Pour Esther et moi, chaque répétition est une épreuve, réussir à voir tout ce qui se passe sur le plateau, diriger les acteurs, suivre le texte pour les trous de mémoire.

Bref, les vraies répétitions ont commencé.

 

Pendant la nuit, à nouveau je me réveille en sursaut. Je m’aperçois que je récite une fois de plus mon oral, celui du 24 novembre pour le poste de direction du centre dramatique de Poitou-Charentes. Très difficile de me rendormir, les comédiens d’Andromaque se mélangent avec des groupes d’amateurs puis les membres de la commission. J’essaie de m’enfuir mais je ne cours pas assez vite.

 

Quatrième jour : jeudi 18 novembre

Ça y est, le bateau est à flot .

Marina Brachet est venue nous rejoindre, nous avions absolument besoin d’une troisième personne sur le texte car de regarder le travail de huit acteurs sur le plateau, aussi bien travail de corps que de jeu et de diction, nous interdisait de suivre le texte sur papier.

 

Pour l’instant, nous avançons à travers la pièce, dans le but de construire une continuité qui se tienne. Je m’aperçois que c’est dans le corps des acteurs que je trouve le sens de la pièce : un brusque écart, un relâchement des épaules et soudain, « j‘entends ». Comme si les acteurs ressentaient intuitivement les complexités du texte, avec un corps qui exprime l’émotion avant que celle-ci ne monte à leur conscience.

 

Pour ceux qui n’ont jamais travaillé au HF, ils découvrent l’outil, le poussent trop loin, et oublient parfois de timbrer. Mais au moins, tout le monde a compris que les hurlements et gémissements n’avaient pas de sens.

Une Andromaque surprenante apparaît, une femme qui est au-delà de la souffrance et se refuse en souriant à Pyrrhus, même si ses jambes se dérobent. Nous cherchons plutôt du côté de la blonde beauté froide que du côté de la passionaria larmoyante et échevelée.

Les tandems des quatre protagonistes et de leurs suivant fonctionnent magnifiquement. Comme si les doubles proposaient contre-points ou déclinaisons en direct. Il n’y a plus de rôles principaux, il y a des corps qui incarnent l’inéluctable de la tragédie.

 

Mais l’objet résiste à la voix off du prélude. Sans même nous consulter réellement, nous décidons de supprimer mon long texte d’introduction. Il reste huit personnages sur le plateau, dans un temps suspendu, cette année d’attente où Hermione attend d’être épousée par Pyrrhus et Andromaque d’en être délivrée.

 

Cinquième jour : vendredi 19 novembre

Nous terminons le deuxième opus, mouvements 3, 4, 5. (J’ai entièrement retapée la pièce avec certaines coupes, tout en respectant le rythme des pieds, mais avec la volonté de supprimer l’appui de la rime qui donne une prosodie souvent lassante. Les actes sont devenus des opus, les scènes des mouvements. Aucune coquetterie de ma part, mais le besoin de créer dans un univers musical).

 

J’ai beaucoup coupé dans le monologue d’Oreste, il n’en reste que les 2 premiers vers :

« Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement

Je vous réponds déjà de son consentement. »

Nous l’enregistrons, pour le diffuser en boucle tout en l’éloignant dans l’espace jusqu’à ce qu’il devienne inaudible et s’évanouisse. Pyrrhus devait commencer le mouvement 4 sur cette voix qui mourrait au loin, Pyrrhus qui en quelques vers renversait la situation, - après voir annoncé à Oreste qu’il refusait de se plier à la volonté des Grecs, rendre Astyanax et épouser Hermione – et annonçait finalement à Oreste qu’il se rendait à la raison ( !) et acceptait de rendre l’enfant d’Andromaque aux Grecs et d’épouser Hermione.

Mais comme pour la voix off du prélude, l’objet à nouveau résiste au off, et très vite nous décidons que l’acteur, Baptiste, jouera cette scène en in.

 

Toujours le travail du choc et de sa résonnance qui parcourra toute la pièce.

Je suis impressionnée et stupéfaite de ce que les tandems dégagent dans leur unité, déclinaison, contre-point.

Apprendre à poser clairement le regard. Toute l’ambition du projet repose sur la vélocité du discours, cette urgence que l’arrivée d’Oreste a déclenchée, et ces suspens où soudain tout se fige. Pétrification.

 

Ce qui m’apparaît dans les improvisations : mettre en place un moment purement physique entre les 4 hommes, Pyrrhus, Phoenix, Oreste, Pylade. Quatre hommes à l’affût, comme les hommes dans les bars qui s’épient et se figent au moindre bruit, dans cette tension qui précède l’empoignade et le corps à corps.

Andromaque raconte aussi une nouvelle guerre possible.

 

Sixième jour : samedi 20 novembre

Nous recalons le prélude et les opus 1 et 2.

Même si l’approche est loin d’être définitive, étant donné que nous écrivons ensemble et que c’est dans le mouvement du corps que le personnage et sa complexité apparaissent, l’ensemble a déjà des lignes de force établies. Peut-être est-ce également dû à la première session en avril où l’équipe s’est immédiatement soudée, aussi bien en terme de personnes, de désir, un désir qui nous conduit à un objet dont nous ignorons la forme définitive mais qui nous emmène sur un chemin commun.

 

En revisitant les bornes posées, nous revenons sur les premières scènes, redessinons les contours de certains comportements. Cela me rappelle certains tournages où nous filmions si vite que nous avions parfois tendance à oublier l’évolution de la dramaturgie.

 

Dans Andromaque, quels que soient les personnages, ils ont peu de scènes puisque tout fonctionne sur une suite de face à face. Nous commençons à repérer le parcours de chacun pour rendre lisible sa complexité.

 

Décision sur la fin de l’opus 2 de faire sortir les femmes, au moment où Pyrrhus annonce qu’il va épouser Hermione. Cela crée un vide soudain et une fois de plus, je m’aperçois à quel point la scénographie, aussi bien des espaces que des corps, raconte en soi l’histoire.

 

Reprise de ce moment que nous appelons la capoeira, un temps quasiment chorégraphié qui exprime la rivalité des hommes, prêts à en découdre.

JB augmente progressivement le volume de la bande-son, les acteurs respirent de plus fort en plus fort dans les micros, ils tournent les uns autour des autres, Andromaque et Céphise traversent le plateau en fond, la tension monte jusqu’à son arrêt brutal. Sortie de Pyrrhus et de Phoenix, enchaînement sur le premier mouvement de l’opus 3, où Oreste déclare à Pylade qu’il veut enlever Hermione. Plus rien à jouer, les interprètes sont dans un état physique d’épuisement, Oreste est réellement à bout.

 

Nous enchaînons et nous assistons, ébahis, au déchaînement des comédiens. Sur les trois scènes suivantes, Oreste/Hermione, Hermione/Cléone, Hermione/Andromaque, les propositions fusent à un tel point que nous n’arrivons même plus à les marquer. C’est tout juste si Marina parvient à souffler lors des trous de texte. Edith, qui joue Cléone, a l’idée géniale de renverser l’un des modules pour en faire une baignoire, Marie-Laure/Hermione arrache sa robe et se précipite dedans, la baignoire se renverse, hurlement collectif, on remonte la baignoire, la scène continue, de sa place Oreste s’adresse à elle, tandis qu’Andromaque apparaît et c’est à une Hermione enfant qu’elle explique lentement, presque tendrement ce que signifie pour une mère de perdre son enfant. C’est bouleversant.

 

Au-delà de l’émotion que déclenchent ces trouvailles de génie qui surviennent parfois sur un plateau, se met en place un phénomène qui me passionne d’autant plus qu’il se produit de lui-même. Avec la scène de la capoeira, apparaît un hors-champ de la pièce en « in » sur le plateau. Chez Racine, toute l’action est normalement hors-champ, le spectateur n’a droit qu’à son récit. De montrer la violence qui sous-tend le récit apporte une nouvelle tension. Puis d’enchaîner ainsi, avec une parole qui glisse de lieu en lieu, sans jamais s’arrêter, comme si elle traversait les murs, brouille les repères d’espace – et même de temps -, continue à nourrir cette tension.

Aussi bien ceux qui jouent que ceux qui regardent sont épuisés. Nous sommes loin de cet ennui que certaines interprétations engendrent, où l’on ne voit pas la fin de cette petite danse, un pas en avant, deux pas en arrière.

Mais la question se pose de savoir jusqu’où nous pouvons continuer à tirer sur l’élastique. Ne faudra-t-il pas par moments proposer un répit, aussi bref soit-il ?

 

Sans compter que les acteurs prennent trop de risques avec les modules, grimpent, sautent, se renversent.

 

De leur côté, impassibles, Borght peaufine les images qu’il crée avec les mots de certains vers – le texte comme visuel – et JB travaille la composition musicale puisque notre ambition cette fois-ci est d’approcher un opéra. Quant à Graig, il ne lâche pas les micros en tentant, parfois, de voir plus précisément ce qui se passe au plateau.

 

Racine est décidément une mine inépuisable. Plus nous avançons, plus le texte raconte.

 

Septième jour: dimanche 21 novembre

Marie-Laure s'est finalement cassé le métacarpe du pouce. Petit os mais grandes conséquences. Entres autres, des heures aux urgences à Paris où elle était rentrée se reposer!

C'est l'anniversaire de Borght, nous buvons du champagne avec ceux qui sont restés. Journée trop courte de repos, où finalement on se dépêche de faire tout ce qu'on ne peut faire lors des temps de répétitions! Il pleut.

 

Huitième jour: lundi 22 novembre

Claire Servant nous rejoint. Travail sur "la capoeira", temps d'affrontement entre les quatre hommes, ce fameux hors-champ que j'essaie de faire surgir dans la mise en scène.

Son, video, corps aux aguets, tout concourt à ce moment hors-temps.

Quatre hommes, quatre caïds. Christophe a une présence physique étonnante.

 

Pendant ce temps, Marie-Laure piétine dans une clinique parisienne où finalement, on refuse de la plâtrer à cause de son œdème. Elle court prendre un train mais son métro s'immobilise dans un tunnel… Elle finit par arriver vers 16 heures, blanche, fatiguée, mais décidée à remonter immédiatement sur le plateau.

 

Retraversée de ce que nous avons déjà parcouru.

Présence de deux étudiants de l'EESI, quelques témoins également. La salle est petite, pas simple de caser tout le monde.

 

Ce qui m'apparaît en fin de journée:

Andromaque ne cèdera jamais. Même quand elle implore Pyrrhus (Je me suis quelquefois consolée qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'eut exilée), quelque chose résiste en elle. C'est peut-être la raison pour laquelle Pyrrhus la convoque si vite à l'autel (il faut ou périr ou régner (…) je meurs si je vous perds mais je meurs si j'attends). La scène finalement galope si on la considère isolée de son contexte. Mais une fois de plus, se souvenir que cette attente dure depuis un an.

 

Pyrrhus n'est pas que dans un choix amoureux. C'est aussi un choix de civilisation. Choisir une Troyenne, ce n'est simplement choisir une femme mais rompre avec les siens. On ne l'entend pas encore. Le rôle de Pyrrhus est horriblement difficile. Roi, caïd, sûr de lui, pourtant en lambeaux, décidé mais perdu, en contradiction totale avec ce pour quoi il a été formaté (régner, tuer), il oscille d'un état à l'autre, subit des variations qui le font vaciller mais à chaque fois il se reprend. Jusqu'à la mort.

 

Nous construisons avec l'espace. La forme même des modules, ces contructions aux angles nets, interdisent toute approximation. Le blanc ambiant me donne mal à la tête. Au milieu de ces formes géométriques, trouver la vie. Mais dans le désordre des passions, ces formes sont nos appuis.

 

Neuvième jour: mardi 23 décembre

Après un lundi difficile - ah, les reprises! -, ce mardi nous a enfin permis  d'ouvrir la porte de la deuxième partie.

Ce qui m'apparaît: la première partie est un polar. Arrivée d'Oreste, menace d'une nouvelle guerre, obligation des personnages de se situer, accélération générale.

La deuxième partie est un cauchemar, la mort et la folie rôdent, la dévastation est proche.

Le renversement se fait pendant l'opus 3. Je m'aperçois une fois de plus à quel point la pièce est bien construite.

 

Répéter aux comédiens que le texte ne supporte aucune emphase, toute grandiloquence tue la beauté et le sens du vers.

 

Les comédiens se battent contre l'espace, contre le texte. Ils jurent lorsqu'ils ont des trous qui les arrêtent en plein élan. Néanmoins, Oreste commence à se construire sur la longueur, Pyrrhus apparaît par fulgurances mais quand il est juste il est stupéfiant. Rôle affreusement difficile - je sais, je l'ai déjà dit mais je le constate un peu plus chaque jour -.

Faire croire quand il demande Andromaque en mariage que celle-ci accepte vraiment. Niru me fait remarquer qu'Hector et Pyrrhus ont beaucoup de points communs. Ce sont d'abord et avant tout des guerriers, tous deux. Si Andromaque a aimé l'un, elle pourrait aimer l'autre. Et si Andromaque résistait contre sa faiblesse pour Pyrrhus? Cela expliquerait d'autant mieux sa rage ensuite, lorsqu'elle explique à Céphise qu'il lui est impossible de céder, d'épouser cet homme qui a massacré sa famille et son peuple. Comme si elle convoquait immédiatement les images de destruction pour mieux se refuser.

 

Un moment remarquable quand Pyrrhus annonce à Hermione qu'il a choisi Andromaque. Progressivement il est entouré de tous les autres, Hermione est seule contre tous. Vous m'avez tous trahie, disait-elle quelques scènes auparavant… C'est bouleversant également quand Pyrrhus la prend dans ses bras et lui caresse les cheveux, comme on le ferait à un petit enfant qui a du chagrin et qu'elle lui dit, je ne t'ai point aimé cruel? Qu'ai-je donc fait?

Hermione, la femme éternellement renvoyée à l'enfance, une enfance pendant laquelle elle a été abandonnée par sa mère Hélène, puis par le père Ménélas, parti guerroyer pour récupérer sa femme, son bien.

 

Soulagement général hier, nous partons tous avec le sentiment apaisant d'avoir bien travaillé.  Les comédiens ont su renégocier l'espace et y inscrire leurs passions.

 

 

 

Dixième jour: mercredi 24 novembre

C'était un jour un peu particulier: je passais l'oral pour le poste de direction du centre dramatique à 14h30.

L'équipe m'interdit de venir avant au théâtre, ils s'échaufferont sans moi et m'attendront pour 16 heures. Et puis je sais que je peux laisser le plateau à Esther. Comment parler d'Esther sinon de sa compétence et de son humanité. De l'avoir comme assistante me porte chaque jour. Sacrée femme.

 

D'avoir si bien avancé la veille me donne de la force. Je n'ai jamais passé un oral - c'est tout de même la troisième fois que je me présente à la direction d'un lieu, troisième fois que je suis en short list, mais première fois que je connais aussi bien le terrain!- de façon aussi décontractée. Je connais les enjeux et les pressions sur cette nomination, je sais que je n'ai rien à perdre, j'aime le projet que je défends, la décision ne m'appartient pas. La commission est en retard, ils sont tous très aimables, ça change de la fois précédente à Valence, et finalement ce n'est pas un moment désagréable.

 

Revenons à Andromaque! Je n'ai jamais été habillée aussi élégamment sur un plateau que ce mercredi!

Nous reprenons au milieu de l'opus 3, la mise en place du cauchemar. Tout se met rapidement en place jusqu'à l'aveu de Pyrrhus à Hermione, mouvement 5 du quatrième opus "J'épouse une Troyenne oui Madame et j'avoue que je vous ai promis la foi que je lui voue…" Cette scène pour laquelle j'ai eu envie de monter la pièce. Je reste fascinée par cet homme qui a le courage d'énoncer son choix.

Plus haut dans la pièce, rapprocher les corps de Pyrrhus et d'Andromaque. Croire soudain que cela serait possible, que la rédemption est possible, que la reconstruction est possible.

Avec Hermione, mettre en scène l'impossibilité, l'enfant à nouveau abandonnée.

 

Mais la suite commence à ressembler à un chemin de croix, aussi bien dans son contenu que dans notre impossibilité à le mettre en scène. Comment enchaîner sur le monologue d'Hermione et son désespoir? Puis sur la révélation d'Oreste, la condamnation d'Hermione et le naufrage d'Oreste?

 

Il est 22h30, je suis épuisée, nous sommes tous épuisés. On ferme.

 

Onzième jour: jeudi 25 novembre

Travail sur la capoiera. Ça se met en place. Pourtant, je sens une vague tension, une fatigue générale.

 

Cela se confirme quand nous reprenons à l'opus 4, le mouvement 5. Toujours cette impossibilité à enchaîner sur le fameux monologue d'Hermione. Marie-Laure cherche, grimace, chuchote, hurle, se bat. Tout le monde réfléchit à la gestion de l'espace, rien ne fonctionne. Je me ficherais des claques d'être soudain aussi démunie, écoutant les divers avis mais jamais convaincue.

Et puis finalement, dans mon besoin que le plateau se vide, qu'on puisse resserrer sur la solitude d'Hermione, j'ai un début d'intuition. Je règle avec l'équipe la sortie des modules sur la fin de la scène entre Pyrrhus et Hermione et celle-ci peut enfin disposer de tout le plateau. Mais elle est gênée par son pouce plâtrée. Marie-Laure est une comédienne qui cherche avec son corps, elle ressemble à un animal quand elle travaille, elle ose tout, n'a aucune pudeur, c'est un soldat qui affronte le champ de bataille et qui se bat jusqu'au bout. Elle m'émeut.

Je m'aperçois d'ailleurs à quel point aujourd'hui les comédiens me touchent, particulièrement cette équipe. Bon sang, ils manifestent tous un tel courage, même lorsqu'ils doutent.

 

Donc un monologue qui ne prend pas, un état que nous ne parvenons pas à cerner et donc à trouver.

Quant à la suite avec l'annonce d'Oreste puis son propre désespoir, c'est tellement à côté que Baptiste préfère interrompre. Je suis d'accord, inutile de s'acharner, je préfère travailler le jeu de certaines scènes en profondeur, cela nous aidera à trouver cette satanée fin.

 

Oreste ouvre et ferme la pièce. Oreste exalté, furieux. Mais Oreste ne peut s'aborder du côté de la folie sinon il devient un pantin pitoyable. Oreste est l'homme qui affronte les dieux, l'homme terrassé par la fatalité. Comment mettre en scène un homme terrassé par la fatalité?

Impossible de garder la dernière réplique de Pylade, c'est quasiment grotesque. Je ne suis même pas convaincue que Pylade doive être sur scène. Cette dernière scène est le dernier discours d'Oreste au monde, aussi bien des vivants que des morts. Il ne voit ni n'entend Pylade.

 

J'aime beaucoup Régis dans le rôle de Pylade. Ce petit homme discret, serviable, aimable. Mais il est là, on le sent, on le sait. Il est là.

 

Je me suis également aperçue que Céphise et Cléone ramenaient leurs personnages vers des rôles de soubrettes un peu à la Marivaux. Ça ne marche pas dans Racine, les seconds ne sont pas des domestiques, ce sont des alter ego. Je travaille avec Céphise et Andromaque les deux scènes qui les lient, et où des paroles essentielles sont énoncées. Céphise rappelle à Andromaque  qui est Pyrrhus, et la trahison politique qu'il est prêt à commettre. Andromaque rappelle les actes commis, ces images atroces de la guerre et du carnage. On doit entendre chaque mot de ces déclarations. Au bout de deux heures de travail, on entend nettement mieux. Armelle a repris ses marques. Elle a une belle présence, un peu en miroir avec celle de Christophe qui joue Phœnix.

 

A partir de demain, nous revoyons chaque scène dans son contenu, vers après vers. Maintenant que nous avons grosso modo une traversée, il faut revenir au cœur des scènes.

Donner du temps aux comédiens pour qu'ils fassent leur chemin.

Douzième jour: vendredi 26 novembre

Travail sur la capoeira. Belle chorégraphie de Claire et Esther. Un vrai moment de corps.

 

J'attends avec impatience l'arrivée de Benoît pour les lumières. J'ai regardé toutes les propositions de Borght à la video, la plupart sont fortes. Il me demande d'extraire d'autres vers de la pièce, plus politiques.

 

Travail des scènes entre les hommes. La scène de la capoeira a modifié leur gestuelle, quelque chose du caïd est apparu. Maintenant, trouver la mesure exacte.

 

Un objet sur un fil. Le comédien est très vite ou trop raide ou trop trivial. C'est terrible de repérer et fixer la juste mesure.

 

Interrogation sur la fin de la pièce. Après la déclaration de Pyrrhus à Hermione, monologue de celle-ci qui exprime son désespoir, sa perte de repères, jusqu'au moment où elle se reprend et constate qu'il faut effectivement éliminer Pyrrhus, l'effacer de sa vie. Comme si soudain, elle parvenait enfin à l'âge adulte. Mais enchaîner ensuite sur la scène avec Cléone où celle-ci lui raconte le mariage au temple de Pyrrhus et Andromaque, puis l'arrivée d'Oreste reprenant le mariage et l'assassinat et enfin le désespoir final d'Oreste, en compagnie de Pylade.

Impression d'une suite de redites, qu'une fin en amène une autre. Cela épuise le récit et sa tension.

On filera tout demain, je pense qu'il faut couper dans ces fins multiples. Epurer dans le texte et son expression, de la même manière que nous avons vidé le plateau.

 

Treizième jour: samedi 27 novembre

Travail avec Pyrrhus et Hermione, puis Hermione et Oreste. La fin me laisse perplexe. Baptiste semble comprendre et acquiescer à ma proposition d'un homme au bord du vide dans la scène finale.

Pylade sera en off, traiter cette dernière scène comme l'ultime monologue de l'homme qui a osé défier les dieux. "Ces justes dieux", jette Hermione à Pyrrhus. En réalité, une fatalité qui blesse et anéantit "Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance", dit Oreste en conclusion.

 

Filage de l'ensemble à 16 heures. Esther et moi sommes fatigués, le blanc nous épuise les yeux, le travail méticuleux sur le texte et les corps nous plonge dans une sorte d'hébétitude.Trop d'heures enfermées dans cette boîte blanche, cela difficile de bien voir et bien entendre.

 

Un filage donc de plus de deux heures, un peu à l'arraché. Les scènes sont longues, dans chacune il y a des ventres mous où soudain on n'entend plus le texte. Le vers propose une logique musicale qui écrit le sens. De le casser, d'en extraire/souligner certains termes, même si nous  respectons la scansion des douze pieds, emmène vers une autre prosodie dont l'ambition est d'échapper à la mélopée et de faire entendre non seulement la beauté de la langue mais ce qu'elle véhicule.

Tenir la tension sur deux heures, emporter dans une logique émotionnelle, passer du polar au cauchemar pour terminer sur cet homme défait, anéanti, face au vide…

 

Avec Esther, nous nous regardons. Nous avons conscience toutes deux du travail qui reste à faire. C'est colossal. Mais soudain je me souviens qu'il y a eu dix jours de travail effectif sur un plateau, en dehors de la semaine d'avril qui avait été surtout une semaine de rencontres. Nous avons bien avancé, nous avons trouvé le squelette, il faut maintenant en faire un objet vivant.

 

Je sais simplement que, comme je m'en doutais, il faut couper la dernière scène Hermione/Cléone et passer directement à l'annonce de la mort de Pyrrhus par Oreste.

 

Quatorzième jour: dimanche 28 novembre

Dès mon réveil, je songe au filage de la veille. Pas de plateau aujourd'hui. Ouf.

Je réfléchis à une méthode de travail pour les quatre jours qui nous restent. Concertations téléphoniques avec Esther et Claire. RV pris avec JB pour le lendemain dès dix heures et reparcourir ensemble ce qui a été écrit en bande-son.

Retraverser ce soir le parcours d'Oreste pour lui donner des lignes de force plus nettes à chacune de ses interventions. Revoir la conduite image.

Demain est un autre jour…

 

Quinzième jour: lundi 29 novembre

Il fait de plus en plus froid. Nos pauses cigarettes se raccourcissent, nous sautillons dans le patio en tirant compulivement trois ou quatre taffes d'un peu de tabac.

 

Le matin, travail avec JB, recherche de sons plus toniques et inquiétants pour la première partie.

A midi, arrivée de Claire et Esther, préparation des deux premiers opus que nous reprenons dans l'après-midi. Revoir l'architecture des corps et des modules dans l'espace. J'ai cherché partout le Magritte pour en retrouver certains tabeaux. Trop de livres dans ma bibliothèque, je ne retrouve rien.

 

Arrivée des comédiens, échauffement. Reprise du prélude, coupe de une minute dans le vent, préciser le geste, le styliser. Les comédiens commencent à prendre la mesure du fil sur lequel ils se déplacent. Trouver le point d'équilibre où en entend le texte.

 

Un pas est franchi du côté de Pyrrhus et Oreste. L'humanité derrière la figure de Racine apparaît, sans besoin de crier ou de gémir. Même s'ils sont encore emportés par l'émotion de leur partition, ils la maîtrisent mieux.

 

Nous repassons lentement l'opus 1. Dans le mouvement Oreste/Pyrrhus, trouver une dynamique tonique pour la ralentir ensuite dans le face à face Pyrrhus/Andromaque. Il m'est plus facile de trouver le rythme d'ensemble que le rythme propre à chaque scène. Je m'aperçois également qu'une trop grande complexité du personnage tue le personnage. La complexité est intérieure, elle ne doit pas forcément être interprétée.

Racine propose des figures plutôt que des personnages, c'est peut-être ce qui rend si difficile le chemin pour rendre audible son texte.

 

Reprise de l'opus 2. Hermione avec Cléone puis avec Oreste. Edith/Cléone prend ses marques, ce n'est plus une soubrette mais l'ater ego d'Hermione.

 

Bizarrement, je reviens lentement au vers. Alors que j'ai tenté de le casser, il ressurgit sournoisement, apportant sa musicalité qui finalement prend sens,  doucement.

Je cherche les moments de respiration dans le début, les temps de silence, leur durée.

 

Fin de l'opus 2, scène entre Phœnix et Pyrrhus. Christophe qui joue Phœnix apporte son étrangeté, son jeu à la Bresson. J'ai rarement vu un corps si centré, une présence aussi évidente.

Et là encore, Martial apporte un Pyrrhus plus nuancé, plus humain.

 

Je fais monter le volume de la bande son mais pas celui des micros. Trouver le moyen de forcer le comédien à s'engager plus, ils ont tendance à chuchoter dans leur capsule, convaincus que Graig à la console peut tout rattraper. A leur décharge, le plateau B n'est pas très grand et surtout n'apporte pas la séparation du plateau avec la salle. Difficile de prendre réellement conscience du son dans cet à-plat sonore et visuel.

 

Je garde un plaisir intact à retrouver l'équipe chaque jour. Nous répétons jusqu'à 21h, puis fermons. Nuit noire, chacun aspire à rentrer.

Seizième jour: mardi 30 novembre

Journée difficile.

Impression douloureuse que ce qui a été mis en place se détricote d'un coup. Doute des comédiens, recherche autour des modules. Tout bloque et je ne sais comment réinsuffler l'énergie qui nous caractérisait jusqu'à présent.

Benoît et Barbara sont arrivés. Ben a déjà des idées pour la lumière et le soir, nous choisissons des matières pour la scéno avec Barbara.

Enfin des choses concrètes.

 

Dix-septième jour: mercredi 1er décembre

Autant le mardi fut terrible, autant ce mercredi fut bon.

Règle classique du théâtre.

Nous revoyons l'opus 4 et parvenons à filer les 4 premiers opus. Une heure quarante cinq minutes.

Sculpter la parole, que ce soit elle la scénographie de la pièce.
Constatation que les comédiens ne peuvent être proches,  installer des lignes de tension dans l'espace où ils évoluent.

Trouver des moments de répit dans ce flux de parole.

Surveiller l'état des corps, tout raconte et un dos relâché fiche une scène en l'air.

 

Deux cigarettes dans l'après-midi, cela signifie qu'il y a eu en tout 20 mn de pause sur 8 heures de plateau d'affilée. Je m'étonne que l'équipe soit fatiguée! Quant à moi, je ne sens plus mon dos, si Racine n'était pas mort, je l'achèverais. Mais quand le texte est là, c'est une pure merveille.

 

Toujours pas de réponse pour le centre dramatique. Je ne pense qu'à Andromaque, le cerveau d'un créateur n'est pas un disque dur suffisamment puissant pour se soucier à la fois d'un objet en devenir et des décisions des tutelles.

 

Ce soir, une nouvelle angoisse: ce travail n'est-il pas un brin trop classique? Evacuer le doute quand on rentre chez soi, boire un verre de vin, accepter qu'on n'est qu'un être humain, forcément limité.

 

Dix-huitème jour: jeudi 2 décembre

Dernière journée. Quatorze jours de plateau avec les comédiens.

 

Le matin, discussion avec l'équipe pour préparer la session prochaine, fin janvier, à la Ferme du Buisson. Nous avons choisi les matières et les coloris de la scéno, JB a bien avancé dans la composition snore, Ben écrit déjà sa lumière, beaucoup plus enthousiaste à l'idée de travailler sur Andromaque maintenant qu'il a assisté à quelques moments de répétition. En video, il faut revoir chaque vers écrit, décider de quand et comment ces projections vont apparaître sur le rideau du fond. Gwenola a le nez dans le budget, nous attendons la réponse de l'adami, prier pour que cette subvention nous soit acordée.

 

Puis discussion avec Baptiste, Régis et Marie-Laure autour du dernier opus. J'ai coupé la scène Hermione/Cléone, on enchaîne donc du monologue d'Hermione à l'annonce de la mort de Pyrrhus. Le désespoir d'Oreste conclut la pièce.

 

Filage à 16 heures. Beau travail, en quatre jours, depuis samedi dernier, la pièce est soudain apparue. La langue se déroule dans l'espace, on l'entend, pas toujours encore, mais elle est là.

Nous commençons enfin à introduire des temps de suspension, des temps de silence, pour mieux réattaquer ensuite. La mémoire fonctionne de mieux en mieux, les comédiens peuvent dire le texte sans le chercher, sans que le trou ne coupe leur élan. Maintenant, comme disait Thomas Bernhard "contentez-vous de dire le texte, mais dite-le bien".

Des témoins qui suivent le travail depuis dix jours ont une réaction émue, ils nous disent à quel point c'est passionnant de suivre un processus de création et surtout semblent impressionnés par le chemin parcouru. Tant mieux, mais je suis consciente de ce qui reste à parcourir pour que la langue prenne toute sa force.

 

Fin donc de cette première "vraie" session de travail. Nous avons le canevas, à peu près toutes les intentions et le déroulé. Maintenant, il reste une travail colossal d'affinage. Mais j'ai confiance, je pense que l'équipe a un niveau suffisant pour y parvenir.

 

Tout le monde fonce à la gare, il ne reste que Ben et Gwenola. Une fatigue immense me tombe dessus. Il a cessé de neiger, il fait froid. Je n'ai pas envie de rentrer, je m'aperçois une fois de plus je ne suis bonne qu'à ça: écrire et faire de la mise en scène.

 

scène Andromaque-Phyrrus

scène Hermione-Oreste
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Commentaires: 2
  • #1

    Gwénola Bastide (jeudi, 18 novembre 2010 12:07)

    Merci pour ce blog. Je suis avec vous, non plus seulement par la pensée et en projection mentale de ce qui est en train d'advenir sur le plateau, mais en image et en texte. Une réalité suggestive qui me fait du bien. Je me dis ils sont tous bien arrivés, ils travaillent, je ressens une certaine satisfaction pour le travail de préparation que nous avons effectué depuis plusieurs mois Anne, moi, Eric, Barbara, Laure mais aussi jb, ester et ben encore à Bruxelles.
    A Marseille il fait beau et frais mais je ne quitte pas mon poste de travail. La pression augmente mais j'ai une confiance infinie dans ce travail en cours et dans les qualités humaines de l'équipe rassemblée. Vous me donnez de l'élan. Merci. bon travail. Gwénola

  • #2

    Nadia Xerri-L. (vendredi, 03 décembre 2010 22:20)

    Merci, ému, de partager avec les connus et les inconnus vos mots de travail.
    C'est un beau courage.
    une belle honnêteté
    c'est rare et précieux
    A vous, l'énergie et l'endurance de votre recherche et de votre lien singulier à Racine