À LA TRACE - FRICTION

 

Samedi 17 février 2018

 

L’objet existe. Il a pris son autonomie, il est vivant.

 

Une fois encore, je tente de me souvenir. Notre arrivée le 2 janvier au TNS. Le TGV tôt le matin, poser les bagages, se dépêcher jusqu’au plateau de la salle Gignoux où déjà les techniciens sont au travail. Je ne suis pas angoissée, je ne ressens pas grand-chose. Je regarde l’équipe assembler les pièces du building : on dirait un immense jeu de kaplas. Ce après quoi j’ai couru pendant des mois, sinon des années, s’élève progressivement devant mes yeux. Dans le texte, la troisième Anna dit à Clara : « À chaque fois qu’on trouve quelque chose, on approche de la fin. On frôle la mort. Il ne faut pas mourir, Clara. » Aucun sentiment morbide en ce 2 janvier, néanmoins une tristesse légère. Terminer ce que l’on a commencé. Oui, mais quel visage aura ce nouvel objet ? Est-ce que sa réalité tuera la fiction ?

 

Le building est moins massif que ce que nous redoutions. Barbara aussi regarde. Je le sais, rien n’échappera à son regard. Ben, Sophie et Nico sont avec leurs équipes respectives. Peu d’échanges, chacun dispose et affûte ses outils pour ce dernier round. Parfois, j’ai l’impression qu’ils ont une exigence supérieure à la mienne. Daisy vérifie le planning. Micka surveille l’ensemble avec son sérieux habituel.

 

En même temps que le montage, le travail à la table commence dans une autre salle, avec Maryvonne qui joue Margaux, la grand-mère. Je redoute les deux dernières scènes, le moment de la révélation. Accepter l’émotion sans tomber dans le pathos. J’ai voulu cette émotion, j’ai encouragé Alexandra à l’écrire, je croyais la contrôler sur le papier, vais-je savoir la contrôler sur un plateau ? J’appartiens à une culture où la manifestation de l’émotion ressemble à une faute de goût. J’ai voulu raconter une histoire d’amour, entre des femmes liées par la filiation. Je m’aperçois tout à coup que le travail est loin d’être abouti. Le chemin me semble long. Trop long. Envie de claquer la porte, de déserter, de m’enfuir. Cela se manifeste paradoxalement par un sentiment d’ennui. Lorsque je sens que l’objet va fonctionner, que son achèvement ne sera plus conséquence de mon intuition mais la conclusion d’un travail, quelque chose en moi se détache. J’aime chercher de nouvelles formes, de nouvelles logiques. Mais je rechigne à les aboutir. Du coup, j’ai l’impression que le travail piétine. Je veux voir l’objet, le plus rapidement possible. Sera-t-il conforme à mon intuition première ?

 

PEUR

 

Peur d’affronter un résultat qu’il serait impossible de modifier. ERREUR. Une création n’est jamais terminée, particulièrement quand elle relève du spectacle vivant. Un objet varie à chaque représentation, si ses fondations sont suffisamment solides pour l’autoriser à épouser les courbes du moment présent.

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

 

Malgré les deux premiers jours où je dois affronter mes propres démons, nous nous glissons rapidement dans le rythme du travail. L’équipe est là dès 8 heures. Création de la lumière, des formats de projection des films, installation de la scénographie, et du mobilier dans les pièces du building. Travail au plateau avec les comédiennes de 13 à 19h.

 

Nous répétions dans des leurres à la Colline, dans un semblant d’immeuble avec un seul étage. A ce moment-là, parce que j’ai su dès le début que Margaux, la grand-mère, serait la première image que l’on verrait au plateau, assise dans son rocking-chair, je pensais qu’elle se déplacerait dans le building et que l’on retrouverait la véritable Anna, sa fille, ainsi que Clara, sa petite fille, dans les mêmes espaces, les mêmes positions, au motif que la transmission se manifeste également dans la gestuelle des corps. En fait, très vite à Strasbourg, je m’aperçois que cela ne fonctionne pas. D’abord parce que concrètement, vu l’architecture, les actrices seraient obligées de se croiser, ce qui est impossible, mais également parce que, sur le plateau, cela ne raconte rien. Ce building devient alors la maison où Margaux, séparée de sa fille depuis 33 ans, erre tel un fantôme, de pièce en pièce, dans une absolue solitude. Pour ceux qui constatent la présence d’une silhouette qui apparaît de temps en temps, brièvement, derrière une fenêtre à différents endroits, -certains spectateurs ne s’en aperçoivent pas -, c’est donc une révélation, (au sens littéral, c’est à dire porter à la connaissance quelque chose de caché, d’inconnu), lorsqu’elle descend enfin au plateau.

 

Maryvonne n’avait jamais travaillé au HF, avec les contraintes que cela suppose. De plus, sa partition la contraint à rester presque deux heures enfermée dans le building, avec de courts déplacements, millimétrés. Les deux scènes qu’elle interprète clôturent la pièce dans un pur vertige émotionnel. Nous passons et repassons donc ces deux dernières scènes, les disséquons, les analysons, jusqu’à vaciller nous-mêmes. Le personnage de Margaux, tel qu’il surgit au plateau, ne ressemble pas à ce qu’en a dit Anna Girardin lors de ses échanges avec les hommes. Anna l’a décrite comme une femme dépressive, dont elle aurait sans cesse craint un passage à l’acte. La menace de son suicide l’aurait poussée à fuir leur île, raconte-t-elle, afin que sa mère perde sa dernière spectatrice. Paradoxalement, c’est pourtant Anna qui commettra un passage à l’acte, en sautant dans la Seine. Margaux, elle, n’aura jamais attenté à ses jours. Mais elle aura jeté son appareil photo à l’eau, l’objet qui était la manifestation tangible de sa liberté.

Le fleuve, l’océan

Ne plus avoir pied

Ne plus avoir de sol sous ses pieds

Sombrer.

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

 

Ce qui apparaît au plateau : Margaux est une femme forte (L’est-elle devenue ? La solitude fabriquerait-elle de la force ?) qui révèlera son secret, avant de découvrir celui de sa fille. La dramaturgie de cette scène de retrouvailles comporte de dangereuses ellipses en son début, dont le fameux « me pardonneras-tu ? » que demande Anna à Margaux, demande qui ne concerne pas sa longue absence, comme on pourrait d’abord le supposer, mais au contraire, d’avoir existé. C’est probablement la scène la plus difficile à jouer et à mettre en scène. L’écriture d’Alexandra, dans cette scène, fabrique ce que j’appelle du plein. Tout est dit. Si les comédiennes se laissent emporter par le texte, elles le noient. Elles doivent réussir à le formuler à distance, dans une difficile simplicité, en tenant leur propre émotion en bride. C’est une scène d’aveu, une scène de réconciliation, mais surtout une scène où la mère et la fille se découvrent et s’acceptent mutuellement. Deux femmes qui se reconnaissent, en tant que femmes, dans leur parcours d’êtres humains.

 

Dès le début, j’ai également voulu que l’on revienne à un à-plat concernant ces deux dernières scènes. Plus d’images, plus de 3D, mais un plateau dans un blanc surexposé où des femmes se découvrent. Comme s’il n’y avait plus de hors-champ, plus d’inconscient. Comme si la parole (l’aveu) effaçait tout le reste. Mais cela n’était possible que parce qu’il y avait eu les scènes précédentes qui elles, au contraire, fonctionnaient par couches superposées.

 

Je craignais que le spectateur devine rapidement les liens qui unissent les femmes au plateau. Je constate, au contraire, dès les premières représentations au TNS, à quel point le suspens fonctionne. Ce n’est que dans cette avant-dernière scène, alors que la véritable Anna Girardin raconte à sa mère, Margaux, ce qui s’est passé avec sa propre fille, que la grande majorité des spectateurs reconstitue le puzzle.

 

Croisement d’une narration à mi-chemin du polar et du mélodrame. Polar en terme de suspens, mélodrame au sens d’une émotion portée à son acmé.

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

 

Quant à Nathalie Richard, qui interprète donc la véritable Anna Girardin, elle traverse quatre longues scènes, en conversation avec des hommes qui ont été filmés et qui, quoi qu’il arrive, garderont un rythme constant et une humeur égale. A mi-chemin entre mensonges et vérités, Anna se livre à eux, peut-être au-delà de sa volonté. Son discours tourne inlassablement autour de sa mère. Sa partition, extrêmement délicate, exige de la retenue. Le rythme est parfois à la croche près pour que sa parole puisse s’intercaler entre celles de ses partenaires numériques. Mais s’il ne s’agissait que d’une prouesse technique, cela n’aurait guère d’intérêt. Ce qui est passionnant, c’est de voir l’actrice fabriquer à chaque fois un trajet émotionnel à partir de – ou malgré - une contrainte aussi rigide. Nathalie travaille sans garde-fou. Si elle rate une marche, son partenaire ne pourra pas la seconder. Elle est SEULE face aux films, face à SES films. Après presque une heure avec ses images, elle affronte enfin une femme en chair et en os. Maryvonne/Margaux est son unique partenaire. C’est à elle, et à elle seule, qu’elle racontera enfin toute la vérité, son acte désespéré, cette pulsion folle, et l’abandon de sa propre fille.

 

Lisa Blanchard, qui interprète Clara, se débat entre les monologues de ce que nous appelons la voix intérieure (voix qui, au cinéma, serait off mais qu’elle joue en direct) et les échanges qu’elle a avec les 4 Anna successives. Quatre femmes qui existeront le temps d’une scène et lui transmettront, chacune leur tour, un regard sur le monde. De passer de cette parole intérieure, qui commente le trouble que déclenche chaque nouvelle Anna, aux purs dialogues, exige là encore de donner à entendre l’émotion du texte sans la jouer. Que ce soient la prosodie, l’articulation, le souffle et la vibration même des mots, qui expriment l’état du personnage. Lors d’une répétition, Liza lança tout à coup l’une de ses voix intérieures d’un ton plus sourd, comme articulé entre les dents. Comme si, elle-même, fabriquait des couches sonores, de la même façon qu’au plateau nous fabriquions nos couches visuelles.  Tout à coup on « entendit » ce chemin qui sinue entre la réaction à vif, le commentaire - qui prend aussi parfois la forme d’une narration-, et le présent de la scène entre deux femmes.

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

 

Quant aux 4 Anna, interprétées par Judith Henry, lors de cette dernière session, le parti-pris s’est radicalisé. Il s’agit bien de quatre femmes différentes. Déjà physiquement, c’est à chaque fois une nouvelle personne qui apparaît au plateau. Je garde toujours en tête le magnifique « Manifesto » de Julian Rosefeldt avec Cate Blanchet méconnaissable dans chacun des 13 films de l’installation. Avec Judith, nous travaillons la singularité de chacune des Anna, aussi bien dans la personnalité, sa gestuelle, que dans la tessiture de la voix. Lorsque ses costumes arrivent, elle déclare à Barbara qu’elle a l’impression de recevoir un cadeau. J’ai toujours aimé les costumes, j’en ai besoin pour oublier l’interprète. Mais je n’avais jamais vécu aussi intensément leur nécessité. Les 4 Anna qu’interprète Judith doivent donc « subir » la voix intérieure de Clara. Nous avons longtemps cherché la façon dont ces quatre femmes devaient réagir, regarder ou ne pas regarder Clara, trouver une occupation le temps que cette voix s’exprime. J’ai finalement compris que chaque Anna « pensait » en même temps que Clara, à la différence que ces Anna n’expriment pas à voix haute leur pensée. D’enfermer ces Anna dans une fonction, celle d’ouvrir à chaque fois un nouveau territoire à la jeune femme qui les abordait, était une erreur. Ces femmes existent en dehors de Clara, bien qu’elles ne se manifestent au plateau que le temps de cette rencontre.

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

 

Avec Daisy, le matin nous nous répartissons les tâches. Elle accompagne Benoît à la lumière. Moi, je m’installe entre Nicolas à l’image et Sophie au son. Nicolas travaille sur le format de projection des films. Nous remettons à plat tout ce que nous avions imaginé. Le premier film avec Thomas (Yannick Choirat) est diffusé sur deux fenêtres, en continuité avec la chambre d’hôtel où est Nathalie au plateau. Le deuxième film avec Bruno (Alex Descas) commence par la projection des fleurs sur le plein écran (6 fenêtres) pour revenir à un format de deux fenêtres en prolongement de la chambre à Tokyo où est Nathalie avant de glisser sur d’autres fenêtres comme s’il accompagnait le personnage dans son propre déplacement. Cela signifie que nous redoublons la fiction, d’abord conséquente à l’utilisation d’une syntaxe cinématographique (une succession de plans au lieu d’un cadre unique), par un mouvement dans l’espace de projection. Le troisième film avec Yann, (Wajdi Mouawad) commence par des plans éclatés qui circulent autour de Nathalie, elle-même dans la pièce-bar « Berlin » au centre du dernier étage. Puis les projections la recouvrent par moments et on la distingue par transparence derrière l’image. Cela crée un brouillage aussi bien spatial que temporel, une image fracturée telle la représentation de son propre être fragmenté. Enfin le quatrième film avec Moran (Laurent Poitrenaux) occupe tout l’écran. Nathalie est pour la première fois au plateau, comme si elle osait enfin se confronter à la réalité. Moran est en extérieur, dans un parc, le cadre s’élargit, le ciel apparaît, Anna danse sur le plateau, Anna est vivante, enfin.

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

 

Alors que Nicolas conçoit la dramaturgie des projections, il se tourne régulièrement vers Benoît pour le héler : « Ben, regarde l’image, tu penses que… » Avant qu’il ait pu terminer sa question, Benoît est déjà sur sa console et envoie certains colliers de Led qu’il a fait agencer à Bruxelles avant de nous rejoindre. Les deux garçons me lancent un coup d’œil. Je me tais, je regarde ce qui émerge : une image en 3D. Tout à coup, le film n’est plus projeté mais semble émerger de l’immeuble, tandis qu’à l’arrière se profile une autre image, celle de Nathalie/Anna, puis encore une autre, celle de l’intérieur des différentes boîtes où parfois Margaux se profile. Il n’y a plus un film projeté, mais des couches superposées où tout est image, tout est fiction.

 

De même quand Benoît fabrique sa lumière pour des scènes sans projection, il se tourne vers Nicolas : « Eh Nico, regarde, tu ne pourrais pas… ». Nicolas bondit lui aussi à sa console et envoie, parfois de façon quasi subliminale, des boucles qui fabriquent une épaisseur vivante, bien que le building conserve son aspect presque minéral.

 

Dans Ne me touchez pas et Celles qui me traversent, Benoît et Nicolas avaient déjà amorcé ce rapprochement entre lumière et images. Mais dans À la trace, ils sont parvenus à fabriquer un seul objet, sans qu’on puisse distinguer ce qui relève du film ou du plateau. Si l’on considère que le faisceau du vidéo projecteur est lumière au même titre que celle issue des projecteurs, l’ambition était de réunir dans un même espace des couches de lumière qui se renforcent mutuellement. Le dispositif fonctionne au point que les meubles que Barbara a stylisés dans chaque pièce semblent parfois, eux aussi, relever d’une projection cinématographique. Benoît a réussi à surligner, à suggérer les formes, plutôt que de les éclairer.

 

Nous avons progressé à la façon de Méliès, en fabriquant en direct nos effets spéciaux et en les sculptant autour du corps des actrices. Ce que j’avais pressenti, lors des premières répétitions à Paris, s’est confirmé. L’ensemble est un film. Ce n’est pas un film de cinéma, projeté en 2D. Mais une machine en 3D dans laquelle le spectateur est convié à se déplacer, aussi bien dans le regard que dans l’émotion.

Une spectatrice m’a dit qu’elle avait eu envie de tendre la main pour traverser l’épaisseur des images, s’y immerger. Comme si elle avait voulu se baigner dans sa propre émotion.

 

Le son, même s’il est conçu comme une partition globale, de par sa spatialisation, accentue la friction entre des écritures aussi différentes que le théâtre et le cinéma et son point d’équilibre a été difficile à trouver. De leur côté, les actrices me soulignent la gageure de leur interprétation qui ne relève ni du théâtre, ni du cinéma. Nous sentons tous, quelle que soit notre fonction dans cette création, que nous avons abouti à un no man’s land, un objet hybride, certes, en termes de conception, mais au résultat un objet en soi, qui propose une nouvelle logique esthétique et émotionnelle. Cette friction entre deux écritures antagonistes, le théâtre et le cinéma, dans l’éclairage nouveau qu’elle propose, crée de la fiction, une fiction articulée sur la sensation. FRICTION est ici à entendre au sens de frottement, avec une interaction d’échange entre les surfaces en présence qui se contaminent mutuellement jusqu’à proposer une seule figure mais dont on perçoit les composantes. Une approche que l’on pourrait presque comparer à la technique de l’imagerie par résonance magnétique qui permet d’obtenir des vues en deux ou trois dimensions de l’intérieur d’un corps.

 

Dans ma création précédente, Celles qui me traversent, je posais ces questions : « Derrière un visage de femme, combien d’autres visages ? Qui parle quand je parle ?». Dans À la trace, je cherchais à interroger la mémoire, celle de la transmission inconsciente entre des générations de femmes, grâce à des images dont on ne sait plus à quel geste artistique elles appartiennent, si elles sont pures projections ou rémanences de corps vivants. Il m’a fallu cette friction entre deux écritures pour approcher l’inconscient des personnages et en  dégager, par couches, la mémoire qui s’y constitue.

 

Je m’aperçois aujourd’hui que j’ai traqué le vivant dans l’image, avec le vertige que peut déclencher une présence absente, ou l’apparition soudaine du hors-champ dont on peut douter de la réalité.

 

Anne Théron

Février 2018

 

©Jean-Louis Fernandez
©Jean-Louis Fernandez

À la trace - LE BLOG DE CRÉATION

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